Existe-t’il une dépendance au chocolat ?

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Par le professeur Henri Chaveron (siège numéro 15 de l'Académie), du département du génie biologique et médical de l'Université de Compiègne.

Article paru dans le Monde du 27 Octobre 1999.


Le chocolat est un aliment singulier. Ses composantes psychosensorielle et pharmacologique sont hypertrophiées comparées à son contenu nutritionnel qui ne se distingue de celui des autres aliments que par une exceptionnelle richesse calorique.

La flaveur (arôme et goût) apparait, dans un premier temps, comme ce qui caractérise le mieux le chocolat et motive sa consommation. Mais le comportement " pseudo compulsif ", le " besoin " qu'il semble créer chez certains consommateurs ainsi que les diverses manifestations psychophysiologiques qui paraissent suivre son ingestion amènent à accorder à sa composante pharmacologique une importance croissante.

L'histoire du chocolat est émaillée d'allégations relatives à ses effets stimulants, euphorisants, " antistress " (couple anxiété/sérénité), aphrodisiaques... Les allégations de ce genre ne résistent généralement pas au développement des connaissances scientifiques. Avec le chocolat, au contraire, elles semblent progressivement s'étayer. L'action stimulante a été, dès la seconde moitié du siècle dernier, corrélée avec la présence d'alcaloïdes comme la théobromine et la caféine dans le cacao. La théobromine agit sur le cœur, le cerveau et les muscles, à la manière de la caféine, mais d'une façon plus nuancée. Ce sont par contre des travaux relativement récents qui ont apporté quelque crédit scientifique aux effets de la consommation du chocolat sur le couple anxiété/sérénité et sur le comportement sexuel.

Le rôle joué, dans ces deux cas, par les amines biogènes ou amines de réveil, substances psychoactives présentes dans le chocolat, et en particulier l'une d'entre elles, la hényléthylamine (PEA), a été évoqué, sous forme d'hypothèses, par certains chercheurs dont les travaux ont été largement diffusés par les médias. Ce succès, important autant que surprenant, est sans doute à la mesure du degré de frustration atteint par ceux qui, persuadés de la réalité des effets du chocolat, n'avaient aucun élément scientifique pour les justifier. Là où le scientifique ne voit qu'une analogie de comportement de la PEA avec les amphétamines (les récepteurs de l'hypothalamus sont identiques dans les deux cas), d'autres croient trouver une explication aux boulimies de chocolat quelquefois observées chez les personnes occasionnellement déprimées. Pour eux, cet aliment serait alors utilisé comme une sorte d'automédication inconsciente.

Les résultats obtenus par des chercheurs israéliens de l'université de Jérusalem en 1983 peuvent, eux, apparaître comme de nature à valoriser les " vertus aphrodisiaques " vieilles de cinq cents ans et maintenues vivaces jusqu'à nos jours par maints auteurs tant littéraires que médicaux. Ils montrent en effet que l'administration à des rats de PEA déclenche, chez eux, la première phase de l'enchaînement séquentiel de l'acte sexuel, à savoir l'accouplement.

Le salsolinol, lui, est ignoré des médias. Cet alcaloïde présent en quantité importante dans le chocolat est pourtant intéressant à plusieurs titres. En particulier son profil antidépresseur marqué peut, à lui seul, s'approprier les effets attribués à la PEA. Il favorise aussi l'élévation du taux de cette amine biogène en inhibant l'enzyme qui le régule. Il manifesterait par ailleurs une certaine affinité pour les récepteurs aux opiacés du cerveau.

Enfin, un nouveau groupe de composés a été tout récemment mis en évidence dans le cacao par une équipe de l'institut des neurosciences de San Diego, en Californie. Il s'agit de l'anandamide, neurotransmetteur impliqué dans le système endogène des récepteurs cannabinoïdes du cerveau, ainsi que de deux autres molécules apparentées (N- acyléthanolamine). Les effets de ce système sont ceux observés lors de la prise de cannabis, à savoir, pour l'essentiel, une exacerbation des sensations et une euphorie. Les N-acyléthanolamines apportées par le cacao élèvent les taux d'anandamide et augmenteraient ainsi les effets cannabinoïdes. Le besoin de chocolat observé chez ceux qui en consomment régulièrement et en abondance pourrait s'expliquer par une dépendance analogue à celle existant chez les consommateurs de cannabis.

L'équipe de la clinique toxicologique de l'hôpital Fernand-Widal a relaté aux entretiens de Bichat les résultats d'une expérience portant sur vingt-deux sujets consommant de 100 à 500 grammes de chocolat par jour et s'étendant sur plusieurs années. Cette étude donne des éléments intéressants sur les caractéristiques du " chocolatovore ". Son niveau d'activités physique et psychique et son degré de vigilance sont élevés. Il manifeste un " professionnalisme intense ", quel que soit le métier exercé. Il est dépourvu d'anxiété. Les effets secondaires de la consommation massive de chocolat sont négligeables ; pas d'insomnie ni d'agitation psychomotrice, pas de prise de poids. Enfin, l'état de manque chez le chocolatovore sevré se réduit à une légère anxiété. Compte tenu de la discrétion des effets toxiques, il avait été admis, en 1985, qu'il s'agissait plutôt d'une chocolatomanie que d'une toxicomanie.

Depuis, les résultats scientifiques semblent accréditer la thèse de la drogue douce. De fait, le chocolat, en stimulant les activités physiques et intellectuelles tout en fournissant de l'énergie et en générant euphorie et bien-être, cela pratiquement sans effets secondaires et avec une faible dépendance, remplit le " cahier des charges " de la drogue douce quasi parfaite.

L'approfondissement des connaissances semble progressivement justifier le nom donné au cacao il y a plus de deux siècles : theobroma, " nourriture des dieux ".

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